Artiste visuelle, performeuse et poétesse, née à Upernavik (Groenland) en 1959.
Jessie Kleemann ou (Marie) Jessie Kleemann, née Jensigne Marie Kristensen, voit le jour le 6 novembre 1959 dans la ville d’Upernavik, sur la côte ouest du Groenland (Kalaallit Nunaat). Fille d’Arkaluk Kleemann, machiniste et pêcheur, et de Vilhelmina Kristensen, couturière, elle adopte le nom de Jessie Kleemann en 1978. Elle se forme au théâtre en 1978 et 1979 au Théâtre Tûkak (Tûkak Teatret; aujourd’hui Tuukkaq Teatret) à Fjaltring, au Danemark, puis en gravure et en lithographie à l’Atelier graphique (Grafisk Værksted; aujourd’hui École des arts, Eqqumiitsuliornermik Ilinniarfinngorluni) à Nuuk (Groenland) en 1979 et 1980. Elle a également fait des voyages d’études au Canada et dans la partie norvégienne du Sápmi entre 1980 et 1983. Au Sápmi, elle rencontre plusieurs artistes du groupe sámi Mázejoavko (aussi appelé le groupe Masi), connus pour leur engagement artistique dans les luttes des Autochtones pour la protection de leurs droits sur le territoire et les ressources. Leur mobilisation contre l’usine hydraulique d’Alta, en Norvège, et pour les droits des peuples autochtones influence profondément l’art de Jessie Kleemann.
Jessie Kleemann transmet ensuite aux artistes de son pays natal les inspirations et les compétences acquises au cours de ses années de formation. Elle dirige ainsi l’École des arts (autrefois l’Atelier graphique) de 1984 à 1991. Elle cofonde plusieurs associations d’artistes, dont l’Association des acteurs du Groenland (Grønlands Skuespillerforbund) en 1984. De 1991 à 1993, Jessie Kleemann coordonne également le projet Arts from the Arctic, un programme de l’UNESCO pour la Décennie des peuples autochtones. En 1995, elle cofonde l’Association des jeunes artistes du Groenland (Sammenslutningen Mellem Unge Kunstnere) et l’association KIMIK, qui agit en tant que syndicat d’artistes, et elle gère un studio et un atelier à Nuuk et organise des expositions. Son premier recueil de poésie, Taallat, Digte, Poems, publié en 1997, s’inscrit dans une veine moderne et intime. Il suscite une certaine controverse à sa publication à cause de sa nature provocante et novatrice. Les illustrations qu’il comprend, dessinées par Jessie Kleemann elle-même, ainsi que le contenu des poèmes choquent la critique groenlandaise. Le recueil est écrit en groenlandais (le kalaallisut), en danois et en anglais, ce qui permet à Jessie Kleemann de soulever des enjeux de traduction et d’interculturalité. Jessie Kleemann vit depuis 2002 à Copenhague, au Danemark, mais elle reste impliquée sur la scène artistique du Groenland. Organisatrice de plusieurs festivals de poésie à Nuuk de 2004 à 2006, par exemple, elle est aussi membre de longue date de l’Association des écrivains groenlandais (Kalaallit Atuakkiortut).
En 2012, une monographie consacrée à Jessie Kleemann paraît au Danemark, coécrite par l’artiste et par Iben Mondrup, sous le titre Jessie Kleemann. Qivittoq. Cet ouvrage explore l’univers artistique de Jessie Kleemann à travers le qivittoq, une figure inuite et un thème souvent présents dans ses œuvres. Dans la cosmologie inuite, le qivittoq est un personnage rejeté par sa communauté ou tourné vers une vie de solitude dans la nature. Parfois associée à la résilience et à la survie en milieu hostile, cette figure fait partie de la tradition orale, mais aussi de la littérature contemporaine groenlandaise, comme dans Homo Sapienne de Niviaq Korneliussen (2014). Richement illustrée, la monographie contient de nombreuses photographies des performances de Jessie Kleemann, de ses préparatifs ainsi que de ses créations artistiques elles-mêmes.
Pionnière de la performance vidéo au Groenland, Jessie Kleemann crée et réalise en 1988 la toute première installation vidéo du pays, intitulée KINAASUNGA (littéralement : « Qui je suis qui je suis »). Un poème du même titre est récité dans la vidéo, puis repris dans son recueil Taallat, Digte, Poems. Depuis, Jessie Kleemann a réalisé 16 performances vidéo et a participé à plus de 30 expositions, de l’Amérique du Nord à l’Europe. Elle utilise son corps comme matériau principal dans plusieurs de ses œuvres pour aborder des thèmes tels que l’identité groenlandaise, le colonialisme, la tradition, la terre et la langue, souvent dans le cadre de relations culturelles complexes entre le Groenland et le Danemark. Elle s’intéresse également aux questions climatiques, qui jouent un rôle clé dans son art. En 2023, elle est invitée à la COP28 à Dubaï, pour présenter sa performance vidéo Arkhticós Dolorôs, réalisée en 2019 dans la zone d’ablation du glacier Sermeq Kujalleq dans la région d’Ilulissat. Elle compte parmi les premières artistes à réinterpréter le mythe de Sedna, la Mère de la mer, comme une symbolisation moderne de la pollution et de l’urgence environnementale. Dans Arkhticós Dolorôs, qui renvoie à la relation de l’humanité à la nature, cette figure est réinterprétée sous une nouvelle forme symbolique, une « créature du froid » qui représente l’inua (l’esprit ou l’âme) de la glace et des glaciers. Jessie Kleemann illustre dans cette œuvre les souffrances de l’Arctique et exprime la souffrance collective face aux réchauffements climatiques. Cette performance a mené à la publication en 2021 d’un recueil de poésie trilingue (groenlandais, danois, anglais), également intitulé Arkhticós Dolorôs. En combinant humour et sérieux, ces poèmes abordent les thèmes de la douleur de l’Arctique, de l’expérience de ses peuples colonisés, de la situation géopolitique particulière du Groenland et du réchauffement climatique. La littérature et les œuvres d’arts traitant des questions environnementales n’ont pas encore acquis une large popularité au Groenland, même si certains auteurs et autrices abordent également ces thématiques, par exemple Lana Hansen dans Sila, un conte groenlandais sur les changements climatiques (2009 en kalaallisut; 2020 en français). Toutefois, ces enjeux suscitent un intérêt croissant à l’échelle internationale. Jessie Kleemann, par ses œuvres, s’inscrit ainsi dans un mouvement littéraire et artistique mondial préoccupé par ces questions.
Parmi les œuvres majeures de Jessie Kleemann, l’installation Orsoq, présentée à la Biennale de Liverpool en 2012, se distingue par sa réflexion sur l’orsoq (la graisse de phoque), élément central de l’alimentation traditionnelle inuite, mais également marchandise prisée au Danemark, en Angleterre et au Portugal aux XVIIIe et XIXe siècles comme combustible à lampe. Cette installation, composée de bouteilles de verre remplies de graisse de phoque et suspendues à une structure en bois, traite de la stigmatisation des pratiques traditionnelles et de l’histoire coloniale du Groenland. En 2020, cette œuvre a été acquise par le Musée national d’art du Danemark et fait maintenant partie de ses collections. Jessie Kleemann a d’ailleurs fait de nombreuses performances dans lesquelles elle utilise l’orsoq depuis 2005. En 2015, elle collabore avec la cinéaste danoise Ivalo Frank dans le cadre d’une exposition présentée au Musée d’art de Nuuk (Nuummi Eqqumiitsulianik Saqqummersitsivimmilu) et de la création d’un court métrage, Killer bird, qui porte sur l’acceptation du passé et sur les mécanismes de réconciliation avec celui-ci et avec soi-même. Ce film combine la poésie de Jessie Kleemann aux images d’Ivalo Frank.
De 2021 à 2023, Jessie Kleemann est l’une des 90 artistes inuits sélectionnés pour l’exposition INUA au Musée des beaux-arts de Winnipeg, qui détient le plus grand espace d’exposition au monde consacré à l’art et à la culture inuits. En 2023, deux musées danois consacrent des expositions individuelles à son travail : le Rønnebæksholm, à Næstved, avec Lá. Læ. Likkja. Magna (littéralement : « La pose. Le poison. Le cadavre. La sorcellerie »), centrée sur ses œuvres sur papier, et le Musée national d’art à Copenhague, avec Tiden løber løber tiden (Running Time), une rétrospective présentant les œuvres sculpturales et les performances de l’artiste. Un livret d’exposition du même nom est ensuite publié.
Jessie Kleemann reçoit de nombreuses distinctions au cours de sa carrière. Elle est mise en nomination pour le Grand Prix de littérature du Conseil nordique en 2022 pour Arkhticós Dolorôs et est sélectionnée pour le programme Artistic Practice du Art Hub Copenhagen en 2022-2023, ce qui lui permet de présenter son travail à un public international. En 2023, elle reçoit une bourse de trois ans de la Fondation danoise pour les arts, puis, en 2024, elle obtient le prix honorifique de la Fondation Carl Nielsen et Anne Marie Carl-Nielsen pour son talent artistique. La même année, elle reçoit également la prestigieuse médaille Eckersberg de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark pour l’ensemble de son œuvre.
Jessie Kleemann occupe une place centrale dans l’art contemporain en tant que figure incontournable de l’exploration des identités inuites et du patrimoine culturel groenlandais. Son travail s’ancre dans les débats mondiaux actuels sur la colonisation, l’environnement et les changements climatiques, et oscille entre des pratiques artistiques traditionnelles inuites, comme la danse masquée, et des formes expérimentales de performance qui mobilisent son propre corps et des éléments chargés de sens culturel et historique pour les Inuits et Inuites, comme la graisse de phoque, les perles et une relation holistique au territoire. L’intégration de différentes pratiques artistiques fait de son art un terrain fertile pour réfléchir à la relation complexe du peuple inuit avec le passé et le présent.
Jessie Kleemann Performance artist and poet from Greenland. Interview with Daniel Chartier
Arkhticós Dolorôs read by Greenlandic artist Jessie Kleemann