Auteur, peintre et violoniste né à Hebron (Labrador, Nunatsiavut) en 1845 – mort à Paris (France) en 1881.
Abraham Ulrikab est né en 1845 à Hebron, qui est alors une mission morave située au nord-est du Labrador. Éduqué par les missionnaires moraves allemands, il apprend à parler l’allemand et l’anglais; il est aussi un fervent chrétien. Abraham Ulrikab développe des talents de musicien – violon, orgue, guitare – et de peintre.
En août 1880, croulant sous les dettes et peinant à subvenir aux besoins de sa famille, Abraham Ulrikab accepte d’embarquer avec sa femme, Ulrike Abrahamib, et leurs deux filles, Maria et Sara, dans le navire du Norvégien Johan Adrian Jacobsen. Mandaté par le directeur de parc zoologique allemand Carl Hagenbeck, Johan Adrian Jacobsen a pour mission d’amener des Inuits en Europe pour les exposer dans des foires et des parcs zoologiques en échange d’argent et de denrées. Les exhibitions humaines sont alors fréquentes en Europe ; elles permettent aux nations coloniales de démontrer leur force et répondent au goût du public de l’époque pour l’exotisme. Interprète de Johan Adrian Jacobsen, Abraham Ulrikab convainc Tobias, un jeune homme de sa communauté, ainsi qu’une famille de trois personnes, de les accompagner. Malgré l’opposition des missionnaires, Abraham Ulrikab voit dans ce choix une opportunité financière. Après un pénible mois de navigation, le groupe d’Inuits arrive à Hambourg (Allemagne). Les premières semaines en Europe sont difficiles pour Abraham Ulrikab. Il décide de commencer l’écriture d’un journal intime en inuktitut, dans lequel il relate le temps passé dans les expositions ; il y exprime aussi ses inquiétudes, ses doutes et l’espoir que Dieu l’aidera à rentrer chez lui. Il écrit également quelques lettres à son ami, le Frère Elsner. Le malheur frappe le groupe quand Noggasak (ou Nuggasak), une compagne de voyage, meurt de la variole en décembre 1881 à Darmstadt (Allemagne). N’étant pas vaccinés, les huit Inuits du Labrador succombent à la maladie l’un après l’autre. Abraham Ulrikab décède en janvier 1881 à Paris (France), trois jours avant sa femme, dernière survivante du groupe.
Le journal d’Abraham Ulrikab et ses effets personnels sont renvoyés dans son village natal, Hebron, à l’été 1881. Un missionnaire morave, le frère Kretschmer, entreprend alors de traduire en allemand les écrits du défunt. Cette traduction est retrouvée en 1980 par l’ethnologue canadien James Garth Taylor dans les archives moraves de la ville de Bethlehem, en Pennsylvanie (États-Unis). Elle suscite l’attention de Hartmut Lutz, spécialiste de la littérature inuite et professeur à l’Université de Greifswald (Allemagne). Avec ses étudiants, ce dernier entreprend de traduire vers l’anglais la traduction allemande du journal d’Abraham Ulrikab ; il effectue un important travail de recherche sur le contexte de ce journal. Ce travail aboutit à la parution, aux Presses de l’Université d’Ottawa, d’une édition commentée du journal, intitulée The Diary of Abraham Ulrikab: Text and Context (2005). Des photographies d’Abraham Ulrikab et des siens accompagnent le texte et renforcent le réalisme du récit. La couverture est ornée d’une œuvre du dessinateur inuit Alootook Ipellie représentant Abraham Ulrikab et sa famille. Une édition en allemand paraît aussi en 2007, sous le titre Abraham Ulrikab im Zoo. Tagebuch eines Inuk 1880/81 (littéralement : « Abraham Ulrikab au zoo. Journal d'un Inuit 1880/81 »). En revanche, le manuscrit du journal d’Abraham Ulrikab est introuvable à ce jour.
Le journal d’Abraham Ulrikab, si longtemps oublié, est un document unique, car c’est l’un des rares témoignages émanant d’une des 35 000 personnes autochtones exhibées dans les expositions universelles et les jardins d’acclimatation occidentaux entre les années 1870 et les années 1950. L’on songe au destin de Minik, jeune Inuit arraché à son Groenland natal par l’explorateur Robert Peary à la fin du XIXe siècle. Le journal d’Abraham Ulrikab est également l’une des premières autobiographies écrites par un ou une Inuite. C’est en étudiant la postérité du journal d’Abraham Ulrikab que l’on en mesure l’importance historique.
En 2009, France Rivet, passionnée de photographie, décide, après la lecture de The Diary of Abraham Ulrikab: Text and Context, de mener une enquête sur ce qui est advenu des dépouilles d’Abraham Ulrikab et de ses compagnons. Elle découvre alors que des membres de la Société d’anthropologie de Paris ont notamment étudié le cerveau d’Abraham Ulrikab, et que les dépouilles d’Abraham Ulrikab, de sa femme, de sa fille Maria et de Tobias sont conservés au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. La dépouille de sa fille Sara est conservée à Berlin. L’enquête de France Rivet et l’histoire d’Abraham Ulribak éveillent l’intérêt du producteur québécois de films indépendants Roch Brunette : il y consacre un documentaire, Piégés dans un zoo humain (2015). Le documentaire entrecroise le récit du destin tragique des Inuits d’Hebron et celui de la prise de contact de France Rivet avec la communauté inuite de Nain au Nunatsiavut, en 2012, pour présenter les résultats de sa recherche au gouvernement du Nunatsiavut et aux aînés de Nain. Ces derniers arrivent à la conclusion que les dépouilles d’Abraham Ulrikab et des siens doivent être rapatriées. Le tournage du documentaire permet à Johannes Lampe, chef des aînés de Nain et ancien ministre de la Culture du Nunatsiavut, de retracer le parcours d’Abraham Ulrikab et des siens en Europe, où il accompagne France Rivet en 2012. Commencent alors les démarches officielles du gouvernement du Nunatsiavut pour rapatrier le corps des Inuits. Le Muséum national d’histoire naturelle ne s’oppose pas à cette demande de rapatriement; le Canada et la France signent en juin 2013 un accord qui garantit le rapatriement des corps au Nunatsiavut. À date, ce rapatriement n’a pas eu lieu.
Par la suite, France Rivet publie Sur les traces d'Abraham Ulrikab : les événements de 1880-1881 (2014), livre dans lequel elle retrace l’histoire d’Abraham Ulrikab et des siens et partage les résultats de sa longue enquête.